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Amélie Beaulé

Rendre la lecture de Marx accessible

Dernière mise à jour : 18 oct.

Amélie Beaulé




Rendre la lecture de Marx accessible : introduction à la dialectique de Hegel


« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières: ce qui importe, c’est de le transformer. » (Marx, 1845, paragr. 9)


Pour plusieurs, les écrits de Marx sont difficiles à comprendre, et ce, surtout pour les personnes n’ayant pas eu l’occasion de suivre un cours universitaire élucidant sa pensée. Une telle incompréhension dresse une barrière entre la majorité des individus et les fin.e.s connaisseuses et connaisseurs de Marx. Les débats présents dans les milieux universitaires et militants deviennent dès lors peu accessibles et donc peu inclusifs.


Partant de ce constat, cet écrit tentera d’expliquer les bases de l’idéalisme et de la dialectique hégélienne afin de rendre plus accessibles les écrits philosophiques de Marx. Ce dernier, dans ses réflexions, critique Hegel. C’est donc incontournable d’étudier  la théorie de ce dernier pour être en mesure de saisir la pensée de Marx. Étant étudiante en science politique et depuis récemment intéressée à ces questions, je ne prétends pas maîtriser parfaitement ces notions.  Je suis toutefois persuadée qu’il est de notre devoir de  travailler collectivement à décloisonner le savoir universitaire afin de donner envie aux gens de s’intéresser à la philosophie politique.


Dans un premier temps, je tenterai de définir l’idéalisme et la dialectique hégéliens. Par la suite, je présenterai brièvement la critique marxiste de la philosophie de Hegel.


Hegel : un idéaliste

Tout d’abord, Hegel est un idéaliste absolu (Kervégan, 2017, paragr. 1). Qu’est-ce que c’est? L’idéalisme est un système philosophique qui affirme que la réalité est une construction de l’esprit. Le réel n’est donc pas le monde matériel, puisque celui-ci n’existe pas. Par exemple, pour les idéalistes, quand une personne voit une pomme, ce fruit est la création de la conscience et non pas une réalité matérielle (Rubel, 1994, p. 207).


L’Absolu, désigne la Vérité universelle. Étymologiquement, c’est ce qui est parfait (Pages, 2011). Par exemple, l’Absolu peut être perçu comme le moment où un.e enfant, après avoir vécu de nombreux doutes, découvre cette Vérité que le père Noël n’existe pas. Pour arriver à cette conclusion, iel doit néanmoins avoir traversé plusieurs situations qui l’ont fait.e douter. Ces situations sont nommées des moments. Un moment est « tout élément susceptible de provoquer le mouvement dialectique par heurt des contraires, puis dépassement de la contradiction, et donc « progrès » du concept » (Bénoit, 1980, paragr. 57). La dialectique sera expliquée à la prochaine section. Il faut retenir de cette définition qu’un moment est ce qui déclenche un doute et oblige la personne à remettre en question ce qu’elle pensait savoir (ibid). Par exemple, un.e enfant décrit à ses ami.e.s ce que le père Noël lui a donné comme cadeau le 25 décembre. En discutant, iel constate que certain.e.s de ses camarades n’ont rien reçu. Iel se met dès lors à douter en se demandant pourquoi certaines personnes n’ont pas eu de cadeau alors que d’autres si. De ce questionnement, iel en conclut que ces dernièr.e.s n’ont pas été sages. En effet, La Vérité ne se découvre pas d’un coup, mais après plusieurs moments de doute (Bénoit, 1980, paragr. 10). 


Chaque moment de doute dans la pensée de l’enfant s’approche de cet instant où iel réalisera que le père Noël n’existe pas. La conscience marche vers une direction et ne retourne pas en arrière, dans d’anciennes croyances. En ce sens, l’essence « représente l’unité de l’être, son identité à travers le changement » (ibid: p. 190).  


Pour résumer, l’idéalisme absolu postule que la réalité n’est qu’apparences et constructions de la conscience et que celle-ci chemine graduellement, en se heurtant à différents moments, vers l’Absolu, la Vérité.


La dialectique : le mouvement de la pensée

La dialectique désigne le mouvement de la pensée qui, à travers les moments, évolue (Lefebvre, 1990, p. 46). Reprenons l’exemple du père Noël. L’enfant, croyant en ce personnage mythique, constate que certain.e.s ami.e.s n’ont rien reçu de la part de ce vieillard. Iel se demande pourquoi iels n’ont rien eu alors que d’autres ont eu des cadeaux le 25 décembre. Iel conclut, en bout de ligne, que ses ami.e.s n’ont pas été sages. Cet enchaînement de questionnements et constats l’ayant mené à conclure que certain.e.s de ses ami.e.s sont parfois turbulent.e.s constituent la dialectique


Celle-ci est composée de trois étapes, soit l’affirmation, la négation et la négation de la négation (Bénoit, 1980, paragr. 57). L’affirmation est l’idée de ce que nous pensons que le monde est (ibid). Cette idée de ce qu’est le réel se nomme le pour-soi (Bénoit, 1980, paragr. 89). L’en-soi est comment le monde apparaît dans la conscience (ibid: paragr. 91). L’enfant, dans l’exemple, pense que le père Noël existe. La négation est ce qui vient contredire la conception que nous nous faisons du monde (ie contredire l’en-soi) (Macdonald, 2024, p. 7). Puisque Hegel est idéaliste, la contradiction ne surgit pas du monde matériel, mais de l’esprit lui-même. Dans l’exemple donné, la négation (contradiction) à la croyance de l’enfant au père Noël est quand iel voit que certain.e.s de ses ami.e.s n’ont rien eu le 25 décembre (il s’agit de l’en-soi, car c’est la manière dont le monde se manifeste dans la conscience). La négation de la négation est la nouvelle vérité que nous créons pour résoudre la contradiction qui a remis en question notre ancienne vérité (Lefebvre, 1990, p. 36). Ainsi, alors qu’avant l’enfant croyait que tout le monde avait des cadeaux du père Noël (affirmation), face au fait que certains jeunes n’ont rien eu (négation), iel conclut que seuls ceux qui se sont bien comportés peuvent avoir une récompense (négation de la négation). En jargons philosophique, le pour-soi entre en contradiction avec l’en-soi et doit donc se dépasser pour mettre fin à cette contradiction (ibid). 


Il est important de souligner que la nouvelle vérité (négation de la négation) que l’enfant crée dans sa tête ne rejette pas radicalement l’ancienne (affirmation) (ibid: p. 36). En effet, la négation de la négation complexifie l’ancienne conception du réel. On appelle cela le dépassement (« aufhebung ») (Macdonald, 2024, p. 17). Ainsi, l’enfant croit encore que le père Noël existe. Cependant, iel complexifie cette perception de la réalité en ajoutant que seuls ceux qui le méritent peuvent avoir des cadeaux. Le changement dans sa conscience est plus quantitatif que qualitatif, puisque le bonhomme rouge existe encore dans son imaginaire.


Toutefois, après plusieurs moments de doute traversés et donc une conception de la réalité de plus en plus complexe, le changement devient qualitatif (Lefebvre, 1990, p. 36). Quand, plus tard, l’enfant surprendra son parent (négation) en train de mettre un cadeau sous l’arbre le 25 décembre, iel conclura que le père Noël n’existe pas (négation de la négation). C’est l’expérience du monde, c’est-à-dire le jeu entre la représentation du monde par l’esprit et l’idée que celui-ci se fait du monde, qui crée le mouvement dialectique. 


Le mouvement dialectique de l’esprit prend fin quand il arrive à l’Idée/Absolu (Bénoit, 1980, paragr. 82). C’est lorsque l’idée que nous nous faisons du monde (pour-soi) correspond à comment le monde apparaît dans notre conscience (en-soi) et qu’aucune contradiction ne remet en question cette adéquation. L’enfant, concluant que le père Noël n’existe pas, arrive à l’Idée, car rien ne peut contredire l’idée que le père Noël n’existe pas (pour-soi), puisque ce dernier n’apparaît effectivement pas dans l’expérience que nous avons du monde (en-soi). 


Le schéma ci-dessous illustre le mouvement dialectique.



Marx

Dans ses écrits philosophiques, Marx critique l’idéalisme de Hegel en lui reprochant d’inverser le sujet et le prédicat (Lefebvre, 1990, p. 55). Alors que Hegel, en bon idéaliste, dit que c’est la conscience qui détermine l’être, Marx affirme le contraire, soit que c’est l’être qui détermine la conscience (ibid: p. 60). C’est donc un penseur matérialiste, puisqu’il postule que c’est la réalité matérielle, plus précisément les interactions sociales et la praxis, qui détermine l’humain.  En outre, étant donné qu’il est un matérialiste historique, il affirme que c’est le mode de production d’une époque donnée qui détermine les rapports entre les humains (Marcuse, 1968, p. 368).


De plus, il affirme que la philosophie hégélienne est aliénée. L’aliénation désigne une réalité qui devient déconnectée de l’humain, le domine et se retourne contre lui (Lefebvre, 1990, p. 52). Par exemple, une personne travaillant le sol pour un fermier ne possède ni les fruits de son travail, qui sont envoyés directement sur le marché, ni les moyens de production permettant de cultiver le sol. En outre, son employeur l’oblige à être productive, et ce, même en temps de canicule. La travailleuse est donc aliénée, puisqu’elle ne contrôle ni la production, ni les conditions de travail et n’obtient pas les résultats de ce qu’elle produit. Son travail ne lui appartient pas: il est accaparé par son employeur qui veut vendre de la marchandise à un prix concurrentiel afin de faire du profit et d’éviter la faillite de son entreprise. Dans cet exemple, c’est le capitalisme qui dicte le travail de la travailleuse et non pas l’inverse. 

En ce sens, Marx affirme que la philosophie de Hegel est aliénée, parce que, suivant ce dernier, la conscience de l’humain évolue sans qu’il n’ait une emprise sur elle. Tout comme la travailleuse n’a pas d’emprise sur son travail, car c’est le capitalisme qui le dicte, dans la philosophie hégélienne, c’est l’esprit qui détermine et contrôle l’humain et non pas l’inverse. L’esprit se hisse comme une force étrangère qu’il doit subir (ibid). 


C’est dans cet ordre d’idées que Marx dénonce la pensée hégélienne comme une philosophie prônant le statu quo: « [...] les aventures cosmiques de l’Esprit sont hors de nous. Ce que nous subissons réellement, ce qui nous empêche de vivre, ne disparaît pas magiquement  [...]. Nous nous heurtons à des forces hostiles, à des êtres étrangers, à des tyrannies. Ces forces sont-elles oppressives, ces destins implacables, par une vue de l’Esprit? Suffit-il d’être conscient de l’hostilité et de l’oppression « comme telles » pour s’en affranchir ou pour y consentir? » (Lefebvre, 1989, p. 52).


Or, selon Marx, l’humain n’est ni condamné à attendre passivement que l’esprit évolue, ni à être aliéné par celui-ci. Comme il le dit, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières: ce qui importe, c’est de le transformer » (Marx, 1845, paragr. 9). Puisque c’est la matière, plus précisément la praxis, qui détermine l’humain, c’est par la pratique que la réalité peut changer.


Le matérialisme dialectique

Plutôt que de condamner radicalement la pensée hégélienne, Marx reprend certaines notions et l’applique à sa philosophie. C’est ainsi qu’il crée le matérialisme dialectique. Alors que dans la dialectique de Hegel ce sont les idées qui évoluent à cause de contradictions (négations) venant de l’esprit, dans celle marxiste ce sont les activités de l’être humain, son mode de production, qui évoluent en rencontrant des contradictions matérielles (Marx, 1844, p. 60). En outre, il maintient les notions d’affirmation, de négation et de négation de la négation. 


Prenons l’exemple de l’analyse d’une crise économique: le mode de production dans une société est capitaliste (affirmation). Or, la surproduction et le faible pouvoir d’achat des travailleuses, inhérents au capitalisme, constituent des contradictions dans ce système: les usines produisent plus qu’elles ne peuvent vendre (négation). De cela naît une crise dans ce mode de production. Pour remédier à la crise, il faut dépasser le mode de production initial, soit en le complexifiant (ex: intervention de l’État pour protéger le capitalisme) ou en changeant de système économique (ex: socialisme). La solution trouvée est la négation de la négation, synonyme de Troisième Terme (Marcuse, 1968, p. 203). Ce n’est qu’après avoir traversé un nombre significatif de crises économiques, révélant les contradictions de ce système, que le dépassement de ce mode de production ne sera plus quantitatif, mais plutôt qualitatif: changement radical du mode de production. 

Ainsi, chaque mode de production est historique, donc propre à une période de l’histoire humaine, et change sous le poids de ses contradictions, et ce, grâce au mouvement dialectique (ibid: p. 329).


Conclusion

Pour conclure, j’ai essayé d’expliquer brièvement la philosophie de Hegel afin de rendre plus digeste la pensée philosophique de Marx. Étant donné le nombre limité de mots pouvant être écrits, j’ai dû me limiter dans mes explications. Dans un prochain texte, j’expliquerai plus exhaustivement ce qu’est la dialectique marxiste et préciserai mes propos à la lumière des connaissances acquises dans mes cours.


Bibliographie

Bénoit, F-P. (1980). Chapitre 1 - La dialectique. Les idéologies modernes (p. 121-143). Presses Universitaires de France.

Kervégan, J-F. (2017). Chapitre VIII: De l’absolu. Hegel et l’hégélianisme (p. 110-124). Presses Universitaires de France.

Lefebvre, H. (1990). Le matérialisme dialectique. Presses Universitaires de France.

Macdonald, I. (13 septembre 2023). Hegel 02 [présentation PowerPoint]. Box. 

Macdonald, I. (5 octobre 2023). Hegel 04 [présentation PowerPoint]. Box.

Marcuse, H. (1968). Raison et révolution: Hegel et la naissance de la théorie sociale. Les éditions de Minuit. 

Marmasse, G. (2017). Le témoignage de l’esprit chez Hegel. Revue des sciences philosophiques et théologiques, volume 101, p. 93-105.  https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.3917/rspt.1011.0093 

Marx, K. (1994). Karl Marx Philosophie. Gallimard.

Marx, K. (1844). Manuscrits de 1844. Classiques UQÀC.

Pages, C. (2011). Apprendre à philosopher avec Hegel. Ellipse.










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