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Lucas Krishnapillai

Et les nantis sauveront le monde...

Une critique du philanthrocapitalisme

À la fin de l’année 2022, le fondateur de la plateforme d’échange de cryptomonnaie FTX Sam Bankman Fried est incarcéré, ce qui provoque d’abord un scandale médiatique puis des remous sur les marchés financiers liés à ces monnaies.


Il est appréhendé pour fraude fiscale, ce qui rend l’affaire éclairante pour notre sujet : Fried est un participant de l’Altruisme efficace, un « mouvement » œuvrant dans « domaine de recherches » et « dont le but est d’identifier les problèmes les plus urgents dans le monde et les meilleures solutions pour y faire face »¹. Ce lien entre Fried et l’AE ne semble pas anodin. Sa proximité avec le mouvement lui a en effet permis de gagner en crédibilité puis des investisseurs.


En fait, l’Altruisme efficace est une incarnation du philanthrocapitalisme qui vient promouvoir l’efficacité, la quantification et l’évaluation². Il s’agit à la fois d’évaluer la valeur des actions caritatives et de maximiser leur efficacité, tout en faisant l’usage de conseils autour des placements d’argent. Le mouvement se concentre ainsi sur l’usage à faire des capitaux existants sans remettre en question le fonctionnement de l’économie de marché. Toutes ces perspectives sont perfusées aux intrants économiques des plus fortunés qui, au passage, se servent de leurs dons comme moyen d‘enrichissement et d’obtenir des avantages fiscaux. La notion de charité perd ainsi en substance puisqu’il s’agit plus d’un échange dont la valeur positive pour les donateurs ne peut être quantifiée qu’en partie : si les avantages fiscaux se comptent, la légitimité qui fait rayonner ces établis requalifiés en généreux ne se compte pas, malgré son avantage évident.


Justement, les principes d’Altruisme efficace sont révélateurs de ce philanthrocapitalisme. D’abord, un problème grave affectant beaucoup d’individus devrait avoir la priorité sur un problème mineur touchant peu d’individus. Ensuite, il faudrait s’interroger sur la possibilité réelle d’y apporter une solution. Mieux vaut ainsi investir temps et capitaux dans une cause solutionnable. Enfin, la cause doit être en soi n’est pas importante ; dans un monde aux ressources limitées, il vaut mieux les allouer à des causes qui ne font l’objet que de peu d’attention, et ce, afin d’accroître son utilité marginale. Importée du champ des sciences économiques, l’idée est que notre impact se retrouve ainsi maximisé, là où des apports sur des sujets à qui l’on porte déjà de l’attention produiront des effets, mais de moindres importances.


Mais qui sont les personnes s’impliquant dans Altruisme efficace ?

Il s’agit pour l’essentiel de jeunes hommes avec un diplôme universitaire de cycle supérieur, ce qui est induit par la stratégie de développement du mouvement: dans l’idée d’un investissement des sphères de pouvoir par des personnes convaincues par l’Altruisme efficace afin de produire le maximum d’effets, il devient logique de tenter de recruter auprès des profils qui auront le plus de chance d’accéder à des postes de à responsabilité. Plutôt privilégiés, nous gageons donc que ces approches autour de l’évaluation et de l’efficacité qui structure les propos de ces acteurs pourraient largement gagner à un élargissement des critères de recrutement au sein du mouvement.


Origines philosophiques

Utilitariste, Singer se distingue d’abord de ses prédécesseurs par ses perspectives sur la notion de sentience qu’il travaille dans son ouvrage Libération animale³. Il y aborde un élargissement de nos considérations morales. Partant, quand on parle de somme d’utilité dans la société, Peter inclut dans son calcul utilitariste tous les êtres sentients, c’est-à-dire les animaux non humains compris. La sentience, décrite par exemple dans la déclaration de Montréal⁴, est à comprendre comme la capacité à ressentir du plaisir, de la douleur et des émotions. Cette déclaration signée par plus de 400 chercheurs en philosophie morale et politique (dont Singer) condamne l’exploitation animale comme moralement injuste et indéfendable. Cela fait de la cause animale une des priorités du mouvement, considérant les critères d’évaluation vus plus haut:


les animaux qui souffrent sont nombreux et le niveau de leur exploitation est immense compte tenu de leur capacité à ressentir de la douleur ; il existe des pistes pour réduire cette souffrance, via la diminution de la consommation de viande par exemple ; la cause animale reste négligée compte tenu du poids de cette souffrance et chaque action en sa faveur procède donc de la maximisation de l’utilité d’une action dite charitable.


Dans Famine, Affluence and morality, Singer propose l’expérience de pensée suivante : « Imaginez que vous traversez un parc à la tombée de la nuit et que vous longiez un étang. Soudain, vous apercevez un enfant qui se noie. Votre première réaction est peut-être de vous demander: “Mais où sont ses parents ?” Après tout, vous n’avez pas la responsabilité de cet enfant. Mais vous tournez la tête, et il n’y a personne. Chaque seconde compte, vous n’avez pas le temps d’enlever votre costume et vos chaussures neuves avant de vous jeter dans l’étang. Que faire ? Quelle est l’attitude moralement correcte ? Continuer votre chemin en décidant d’oublier cet enfant dont vous n’êtes pas responsable ? Ou vous jeter à l’eau pour le sauver ? La plupart des gens estiment que ce serait une faute morale grave de ne pas secourir l’enfant. Ce que cela vous coûtera — un costume et des chaussures — est sans mesure avec la gravité de la mort d’un enfant »⁵.


Pour l’auteur, il s’agit de comparer l’expérience présentée plus haut avec la situation actuelle et les disparités iniques qui la composent. Les personnes riches du Nord industrialisé ont ainsi accès à un panier de biens qui ne se destinent pas entièrement à la satisfaction, contrairement à la plupart des personnes des pays du Sud. Au prix d’un léger sacrifice, il serait alors possible de sauver des vies, et c’est souvent dans les pays anciennement colonisés que l’on peut pour une quantité minimale d’argent augmenter ses chances de le faire, par exemple en achetant des filets de protection pour augmenter les chances de survies d’une population ciblée face à la malaria. Les personnes qui résident dans le Nord industrialisé sont dans la situation du promeneur qui marche devant un enfant en train de noyer et la distance, propose l’auteur, ne devrait pas avoir de poids éthique dans notre devoir moral d’action.


D’abord, l’expérience de pensée comme méthode argumentative comporte une limite dans sa capacité à tracer une équivalence entre deux situations distinctes. On le comprend, il ne s’agit pas pour son auteur de faire une analogie absolue entre une hypothétique situation entre deux individus et un système capitaliste complexe avec de multiples acteurs diversifiés. Il s’agit plutôt de mettre à jour des intuitions morales, et de tenter de voir quelles sont leurs conséquences. On y voit un intérêt, car de manière contre-intuitive, on revient sur l’idée qu’il n’existe pas de responsabilité en dehors du champ de vision direct des acteurs : ce n’est pas parce qu’une figure particulièrement vulnérabilisée comme un enfant au Bangladesh échappe à notre vue qu’il perd de son importance comme agent moral. Mais la question de la transposition avec la situation réelle exige de sortir du cadre de la philosophie analytique et les sciences sociales nous rappellent bien que nos intuitions morales ne sont pas les seules décideuses dans la marche du monde. Postuler un individu éclairé capable de prendre des décisions justes ne nous dit rien de ce qui a constitué ses conceptions de la justice.


Il serait rationnel pour la personne se promenant dans un parc de sauver l’enfant, car elle arriverait tout aussi rationnellement à tracer un trait entre son intuition et la réalité, réussissant à arbitrer en faveur du meilleur choix. Conséquemment, les acteurs qui ont à disposition une manne monétaire seraient susceptibles de faire une différence dans la vie des plus vulnérabilisées, doivent le comprendre rationnellement et en tirer des conséquences morales pour une action de secours.


Critiques

Comme il l’écrit Snow, il existe une rupture de nature entre l’hypothèse de l’enfant en train de se noyer et le fait de donner dans le cadre de la charité. « Dans la première hypothèse, on parle d’un coût privé dans le fait de perdre la valeur de nos objets en les abîmant. Dans le second, le coût est ce que les institutions capitalistes demandent comme condition pour accorder ce qui est nécessaire au sauvetage »⁶. De même, la valeur des vêtements de la personne qui plonge pour sauver l’enfant est détruite alors que, dans le second cas, la valeur donnée demeure une valeur une fois échangée. Il n’y a pas de perte brute parce qu’acheter un filet pour protéger des moustiques et in fine de la malaria réinjecte un flux dans une économie plus large.


De plus, le capital, qui est laissé intact dans le processus d’échange dans la réalité alors que ce n’est pas le cas dans l’expérience de pensée, peut-être tenu pour responsable des « personnes en train de se noyer ». Si l’exemple de Singer met en jeu une balade et une infortune pour l’enfant, dans le second cas, les conditions économiques qui induisent la vulnérabilité ne sont pas le fruit du hasard, mais plutôt d’une situation historique spécifique. Ainsi, Altruisme efficace ne fait que mentionner des cadres de distribution de la richesse sans s’intéresser à la production de cette richesse, faisant abstraction du fait que la personne vulnérable en besoin de ressources l’est en raison du surendettement de son pays, de l’évasion fiscale et des programmes d’ajustements structurels qui le privent de ses besoins les plus essentiels.


La logique comptable d’Altruisme efficace lui donne une tendance à privilégier les données existantes et quantifiables pour répondre avec exactitude à des questions bien spécifiques négligeant ainsi les solutions démocratiques ainsi que les problèmes qui ne peuvent se soumettre à un examen prenant la forme d’une logique comptable⁷.


D’ailleurs, bien que le don soit utile pour celui qui reçoit, celui-ci l’est également pour celui qui donne : via l’optimisation fiscale, mais également par une respectabilité accrue, par un coup gagnant en relations publiques pour les grandes fortunes donatrices.


Cette conversion de la respectabilité en montants financiers via des montages frauduleux semble pointer ce qu’il y a de limitant à réfléchir en termes d’individus vertueux redistribuant une manne financière plutôt qu’une logique collective autour de la question de la production de ces biens.


Ces biais éclairent les limites d’Altruisme efficace comme mouvement se concentrant sur des mécanismes distributifs plutôt que productifs. Ils incitent à penser un changement systémique en dehors de simples compensations. À ce propos, une taxation trop importante du capital ou des compensations charitables maximisées nuisent aux logiques du capital même ; il y a des limites dans lesquelles les grandes fortunes pourront investir un surplus de valeur, au-delà desquelles elles mettront en péril leurs activités productives⁸. Une approche avec taxation obligatoire verrait sûrement une riposte politique de ces grandes fortunes. Ces tendances semblent plaider pour une appropriation collective des moyens de productions, ce qui induirait un rapport à la décision plus démocratique.


La littérature de la sociologie de l’engagement nous dit que les premiers concernés par des violences ne sont que rarement ceux qui se mobilisent pour les contrer⁹. Empêchées justement par ces violences, ce sont souvent des plus dotés en capitaux (sociaux, culturels, économiques ou symboliques) qui peuvent le faire sur le mode d’une mobilisation de conscience.


En aidant de la manière la plus efficace qui soit, à comprendre pour le mouvement d’Altruisme efficace via des dons très ciblés, on peut supposer une capacité pour les destinataires de ces dons un agir politique augmenté une fois leurs besoins de base satisfaits. Ces personnes auraient ainsi une capacité d’action accrue pour contester, manifester, construire des alternatives politiques locales et autres répertoires d’action.


Notre intuition quant à cette perspective est pour le moins prudente: il y a des façons de s’organiser collectivement pour la satisfaction de ses besoins qui semblent s’inscrire plus efficacement dans un rapport de force politique (des grèves de loyers ou des occupations d’usines pour un contrôle de la production par exemple) et il nous semble malaisé de dissocier une étape pour les besoins de bases de la construction d’un rapport de force.



¹ Altruisme Efficace France, <https://www.altruismeefficacefrance.org/>.

² Matthew Bishop et Michael Green, Philanthrocapitalism: How the Rich Can Save the World, New York, Bloomberg Press, 2008, 292 p.

³ Peter Singer, La libération animale, trad. Louise Rousselle et David Olivier, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2012, 477 p.

⁴ « Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale », dans Framaforms, <https://bit.ly/49s34Nr>, consulté en octobre 2023.

⁵ Peter Singer, « Famine, Affluence, and Morality », Philosophy & Public Affairs, vol. 1, no 3, 1972, p. 229‑243.

⁶ Mathew Snow, « Against Charity », Jacobin, 25 août 2015, <https://bit.ly/3R8L6s0>.

⁷ Iason Gabriel, « Effective Altruism and its Critics », Journal of Applied Philosophy, vol. 34, n0 4, 2017, p. 457‑473, <doi: 10.1111/japp.12176> ; Joshua Kissel, « Effective Altruism and Anti-Capitalism: An Attempt at Reconciliation », Essays in Philosophy, vol. 18, no 1, 2017, p. 1573, <doi: 10.7710/1526-0569.1573>.

⁸ Martin Hägglund, This Life: Secular Faith and Spiritual Freedom, 1ère éd., New York, Pantheon Books, 2019, 450 p.

⁹ Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu, Dictionnaire des mouvements sociaux, 2e éd., Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références : sociétés en mouvement », 2020.


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