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Émile Brassard

(Décou)rage climatique

ou gare au romantisme révolutionnaire écologiste

Photo par André Querry : Manifestation contre la COP15 en décembre 2023.

La lutte écologiste navigant proche des associations étudiantes est dominée par une tendance romantique révolutionnaire qui déroge aux conditions et aux nécessités des luttes des classes¹.


Avant toute chose, cette critique ne vise aucunement les peuples autochtones, les classes subalternes du sud global ou tous les autres groupes marginalisés militant contre la destruction matérielle de leurs conditions d’existence par le capitalisme patriarcal et le colonialisme. Cette critique ne s’adresse pas non plus aux camarades — dont certains militent dans Rage climatique — inscrivant les luttes écologistes dans une praxis révolutionnaire organisée qui reconnaît la diversité des manifestations de la lutte des classes.


Cela étant dit, force est de constater que plusieurs militant-e-s écologistes révolutionnaires - dont plusieurs au sein de Rage climatique - mènent une lutte faisant abstraction de toutes conditions matérielles des classes dominées. Certes, discursivement, cette mouvance romantique révolutionnaire insère des revendications anticoloniales par-ci, une volonté anticapitaliste par là… Mais concrètement, leur objectif est de se passer immédiatement de toutes étapes intermédiaires, de compromis ou de gains matériels au nom de la révolution établissant une société post-capitaliste écologiste. Ainsi, plusieurs décrédibilisent les luttes matérielles non directement écologistes — telle que la salarisation des stages — puisqu’elles sont « inhéremment réformistes », comme si la lutte écologiste détiendrait le monopole de la radicalité puisque seule celle-ci s’attaque à la racine de l’accumulation du capital.


Réformistes/révolutionnaires

Tout d’abord, de tels arguments méprennent naïvement la dichotomie réformiste/révolutionnaire qui conditionne toutes les manifestations de la lutte des classes.


D’une part, une très large partie des phénomènes issus de l’antagonisme de classe détient un potentiel révolutionnaire pour soi et celui-ci est loin d’être le propre de la lutte écologiste. Par exemple, il peut être révolutionnaire pour soi de dénoncer l’exclusion des stagiaires effectuant du travail reproductif du rapport salarial comme une œuvre du capitalisme patriarcal et suprématiste qui dévalorise et s’approprie le surtravail de la classe des femmes ; ce même système qui d’ailleurs s’approprie et dégrade la nature, qui exploite le travail de milliards de personnes enrichissant sans cesse une mince couche de capitalistes, qui dépossède et marginalise les peuples autochtones... En ce sens, comme « les hiérarchies reposant sur le genre, tout comme la “race” et l’âge, sont constituantes de la domination de classe et la formation du prolétariat moderne »², les luttes s’attaquant aux règles de reproduction de classes détiennent toutes un potentiel critique des fondements mêmes du mode d’exploitation.


D’autre part, les luttes écologistes ne sont pas exemptes de tendances réformistes. En effet, les franges réformistes — et donc leurs revendications — se trouvent largement au sein des mouvements environnementalistes, comme en témoignent les plus bêtes revendications du greenwashing exigeant du composte dans nos universités, des ustensiles réutilisables, des événements zéro déchet... D’ailleurs, tout comme pour les mouvements syndicaux, étudiants ou populaires, les réformistes au sein des luttes écologistes profiteront grandement du rapport de force que les militant-e-s révolutionnaires auront bâti pour faire avancer leur propre agenda opportuniste, minimaliste et dépolitisant. Autrement dit, en réponse à la crise sociale que peut produire un mouvement de masse écologiste radical, l’État, en plus de la répression, tentera fort probablement une sortie de crise en ouvrant un dialogue avec les franges réformistes, puis en offrant divers « gains » au mouvement. Bien qu’insatisfaisants, ces gains contenteront une partie de la base militante qui se démobilisera, puis le travail de reconstruction du mouvement sera à refaire.


En ce sens, les luttes écologistes ne sont aucunement spéciales : les autres luttes des classes ont aussi un potentiel révolutionnaire pour soi ; les luttes écologistes ont aussi un potentiel réformiste.


Il s’agit justement du travail révolutionnaire de montrer le caractère structurel des oppressions, de participer à l’organisation des luttes des classes, de dénoncer la réappropriation opportuniste et réformiste et ainsi d’ancrer les luttes dans un rapport de force qui surpasse celui du capitalisme patriarcal et colonial. De même, des mouvements révolutionnaires transparents et pragmatiques quant à l’état des luttes classes semblent en meilleure posture pour éviter une démobilisation massive au terme d’un gain social puisqu’ils sont justement en mesure d’être réflexifs quant à la façon d’absorber les néo-militant-e-s dans des organisations et la poursuite du combat contre-hégémonique. À l’inverse, un mouvement utopiste qui promet la lune semble à terme mener à la déception et au découragement.


Universitaire n’égale pas bourgeoisie

Ensuite, le romantisme révolutionnaire, largement présent au sein des militant-e-s étudiant-e-s, produit souvent un centrisme de classe. Par centrisme de classe, je veux dire la tendance des classes dominantes à universaliser ses propres conditions aux autres classes, reproduisant la marginalisation de ces dernières.


Le milieu étudiant au soi-disant Québec détient « un caractère multiclassiste, c’est-à-dire qu’on y retrouve non seulement des individus originaires de toutes les classes sociales, mais plus encore qu’on les retrouve dans une proportion qui diffère complètement de la démographie générale, la bourgeoisie et les hautes couches de la petite bourgeoisie y étant surreprésentées »³. Cette surreprésentation bourgeoise est encore plus vraie dans les disciplines des sciences sociales ou humaines, comme la mienne (science politique), où plusieurs bénéficient du privilège de pouvoir y étudier par plaisir et de s’y éterniser, et ce, sans trop se soucier des conséquences socio-économiques post-études. Cette réalité est toutefois loin d’être le cas pour de nombreuses personnes des classes du prolétariat, des femmes et des personnes racisées à l’université qui se concentrent davantage au sein de programmes professionnalisants et dévalorisés comme infirmière, travailleuses sociales, enseignantes aux primaires et aux secondaires…⁴ Ces derniers corps de métiers constituent généralement des membres du prolétariat du travail reproductif qui sont contraint-e-s de vendre leur force de travail faute de posséder leurs moyens de production ; et non, une couche de la bourgeoisie intellectuelle ou de la haute aristocratie ouvrière cherchant du prestige et de la légitimité à travers les hautes études.


Or, la décrédibilisation des luttes matérielles non-directement-écologistes par certain-e-s révolutionnaires idéalistes témoigne justement de leur absence de contraintes matérielles immédiates et oppressantes qui pour les gens qui les subissent en font des priorités.


Lutter sans objectifs de gains à moyen terme concrets pour soi-même est beaucoup plus envisageable lorsque la réalité matérielle ne contraint pas à la survie et à l’aliénation.


Or, non ! Pour de nombreuses personnes militantes la priorité est de bloquer — que dis-je « bloquer » —, importuner des sommets internationaux comme la COP15 et la COP27 en s’imaginant qu’en doublant d’impatience et d’écocolère le pouvoir tombera et le communisme/anarchisme s’instaurera. Une véritable pensée magique et naïve…


Ressources militantes

Enfin, il importe de réfléchir sur les ressources militantes allouées aux diverses luttes. Rage climatique consomme énormément de ressources militantes des associations étudiantes pour des gains qui ne seront guère plus exceptionnels que ceux des autres luttes, voire nuls. Encore une fois, les luttes écologistes ne sont aucunement différentes des autres luttes de classes et ne constituent en aucun cas une passerelle directe extraordinaire vers le communisme ou l’anarchisme. Elles ne permettent guère plus que les autres luttes de rallier soudainement des masses à la révolution et de concrètement y arriver.


Toutefois, des luttes écologistes mal articulées ont un plus haut potentiel de ne mener à rien en termes de gains de qualité de vie pour les classes dominées et seulement à la fin de quelques projets polluants ou à la mise en place de réformes imposant des normes environnementales plus sévères aux entreprises.


Je crois que notre énergie serait mieux investie dans des luttes de classes pour l’amélioration des conditions de vie matérielles tout en soulignant le caractère structurel des oppressions et en bâtissant des organisations ayant un potentiel de surpasser l’État et le capitalisme patriarcal et colonial. Ces luttes ont également des potentiels révolutionnaires qui peuvent participer à mettre à mal les systèmes d’oppression à la source de la crise climatique. En ce sens, je fais l’hypothèse que les luttes non-directement-écologistes qui insistent sur la co-constitution des oppressions et de la destruction du vivant font plus pour l’environnement qu’une lutte utopiste écologiste.


En conclusion, je souhaite réitérer mon appui au travail exceptionnel et remarquable que font certain-e-s de mes camarades dans Rage climatique. Leur travail permet aux franges radicales de se réapproprier la lutte écologique, longtemps accaparé par des tendances réformistes. Toutefois, je souhaite par le fait même témoigner de ma méfiance face à leur alliance avec de nombreux courants utopistes qui à maintes reprises — spécialement dans les derniers mois — m’ont témoigné de leur mépris pour les luttes « réformistes » pour l’amélioration de la condition de vie étudiante ou des personnes travailleuses.



¹ Inspiré des arguments d’une camarade, le terme « classe », ici, n’est pas uniquement employé pour parler du prolétariat, mais aussi de la classe des femmes, de la classe des colonisés, de la classe des personnes racisées ou de toutes autres catégories produites par les modes d’exploitation.

² Notre traduction de Silvia Beatriz Federici, Caliban and the Witch: Women, the Body and Primitive Accumulation, New York, Autonomedia, 2009, p. 63‑4.

³ C.A.J., « Perspectives révolutionnaires pour le milieu étudiant (première partie) », Première Ligne, no 2, septembre 2023, p. 6.

Ce passage est inspiré de Annabelle Berthiaume et al., « Introduction », Grève des stages, grève des femmes : Anthologie d’une lutte féministe pour un salaire étudiant (2016-2019), Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 2021, p. 17‑8.

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